Monday, December 28, 2009

Frey Wille et Narcisse

Le joaillier revisite le thème archi classique de Narcisse. Réflexions sur l'idée de réfléchissement, dans le miroir ou dans l'eau, au-devant ou au-dessus.

La dernière campagne Frey Wille présente une jeune femme allongée penchée au dessus d'une surface réfléchissante, prenant la pose célèbre de Narcisse fasciné par sa propre image dans une source d'eau claire.







Tout le monde connaît l'histoire : un jour qu'il s'abreuve à une source, Narcisse aperçoit son reflet dans l'eau et tombe amoureux de sa propre image. Il reste à se contempler et dépérit de ne jamais pouvoir attraper son reflet (ci dessous Narcisse par Le Caravage, 1595).













Ce mythe de Narcisse englobe plusieurs sous-thèmes, dont trois nous intéressent.

1) Le premier thème est celui de la beauté réfléchie, largement utilisée en publicité. Le mannequin s'observe dans le miroir, jouit de sa propre beauté et la fascination du personnage pour son propre éclat mime l'effet de la publicité sur le spectateur (ou du moins l'effet recherché). Le miroir met en valeur, accentue, dédouble les regards, les trajectoires, enrichit l'image, construit une triangulation dynamique entre le personnage, son reflet et le spectateur qui regarde à la fois le personnage et son reflet. La dernière publicité Chanel en est un exemple parmi des milliers.









2) Le deuxième thème est celui de l'eau comme surface réfléchissante. Comme le souligne Gaston Bachelard dans son livre "L'eau et les songes" ce n'est pas du tout la même chose de se mirer dans l'eau d'une source ou dans un miroir. L'eau recèle une profondeur qui manque au miroir. Le miroir est une surface inerte, il ne fait que renvoyer des apparences, et sert principalement de support à la méditation mélancolique sur la vanité de la beauté, éphémère et précaire (ici Georges de La Tour, Madeleine au miroir).













Au contraire, l'eau est un milieu vivant, profond, qui invite à plonger sinon réellement du moins symboliquement, qui est l'amorce d'une réflexion sur soi-même, sur l'identité et la permanence du soi à travers le temps (l'eau coule), etc...

3) La troisième dimension est celle de la posture du personnage et du spectateur. Les deux surfaces, miroir et eau, induisent des postures très différentes : le miroir est posé face à soi, l'eau oblige à se pencher au dessus. Le spectateur ne peut pas toujours bien voir le reflet du personnage dans l'eau, soit parce qu'il est tronqué ou déformé. Quelque chose est visible, montré et regardé par le personnage dans le tableau qui se dérobe (un peu) au regard du spectateur qui ne jouit pas de la position de domination ou de voyeur qui est la sienne lorsqu'il regarde par dessus l'épaule d'un modèle une image posée face à lui. Il en résulte (peut-être) une curiosité supplémentaire, une implication renforcée, l'envie de se rapprocher, de se pencher à son tour.

La posture du mannequin, dont le reflet disparaît au dessous de l'image, invite clairement le spectateur à se pencher davantage que si le miroir était présenté face à lui, et induit une implication physiologique plus forte. Le choix de Frey Wille de mettre son mannequin dans la posture de Narcisse construit une rupture par rapport au thème traditionnel du miroir, et inscrit le bijou dans un registre mythologique plus profond, en tout cas plus ancien que le miroir. Et dans le même temps, le fait que le mannequin se mire effectivement dans un miroir couché ou une grande glace posée sur le sol renforce l'aspect métallique et froid qui sied aux bijoux de la marque, en émail et or.

Memento mori chez Bell & Ross

La montre Airbone de chez Bell & Ross (série limitée) et la publicité conçue pour la mettre en valeur (à gauche) sont une référence directe aux crânes humains si souvent reproduits dans les tableaux de vanités, et sans doute un hommage indirect au crâne réalisé en 2007 par Damien Hirst et baptisé "for the love of god" (à droite).













Le thème de la vanité ou du memento mori (souviens toi que tu vas mourir) est un grand classique de l'art baroque, que l'on a vu revenir en force ces dernières années dans l'univers du luxe, après une période dominée par la pureté des lignes, et la sobriété de l'esthétique classique, et que l'on sent poindre à nouveau à la faveur de la crise.

L'originalité tient ici à l'association entre le crâne et la montre, appareil individuel de mesure du temps qui passe, équivalent moderne du sablier ou de la chandelle autrefois associés au crâne humain comme support de méditation sur l'aspect fuyant et éphémère de la vie.

La plupart des marques de montre de luxe insistent depuis longtemps sur la fiabilité et la robustesse de leurs produits, conçus pour défier le temps et traverser les générations. Chacun connaît la tagline de Patek Philippe, pour qui "vous ne posséderez jamais une Patek Philippe, vous en serez le gardien pour les générations futures". On a cependant rarement vu une publicité pour montre insister aussi explicitement et ironiquement sur la mort de son propriétaire. Le choix de ce modèle est-il, de la part de l'acquéreur, une marque de modestie et de sagesse ou une suprême bravade ? On penche pour la deuxième option.