Thursday, January 14, 2010

Titien et Hermès


La campagne Hermès hiver 2009 / 2010 inspire des commentaires nourris aux oeuvres de Titien et des travaux de la physiognomonie (Gianbattista della Porta, Johann Kaspar Lavater, etc)

Cette affiche du sellier Hermès pour la saison hiver 2009 / 2010 associe un profil de femme et une tête de cerf (?) en arrière plan. Le parallélisme entre les deux visages est accentué par la position identique des deux profils, orientés dans la même direction, et par les foulards Hermès portés de part et d'autre. Les carrés de soies enroulés autour du cou du modèle forment une vaste encolure de tissu qui est un équivalent des bois comme parure naturelle de l'animal.













Ce dispositif rappelle clairement les portraits allégoriques ou d'apparat, lorsque des personnages illustres sont représentés avec des animaux emblématiques choisis pour leurs qualités mythiques (force, prudence, courage, noblesse, etc).

Dans L'allégorie de la prudence, Titien associe trois visages humains illustrant les trois âges de la vie avec trois têtes d'animaux différents : le vieux chien (symbole de la mémoire), le lion (symbole de l'intelligence, de l'action avisée), le jeune loup (symbole de prévoyance). Les trois qualités mémoire, intelligence, prévoyance étant les composantes de la prudence dans l' des vertus à la Renaissance. Le tableau est accompagné de la devise "informé du passé, le présent agit avec prudence, de peur qu'il n'ait à rougir de l'action future" (voir la belle étude qu'Erwin Panofsky consacre à ce tableau dans "l'oeuvre d'art et ses significations, essais sur les arts visuels", Gallimard et les développements consacrés au monstre tricéphale loup/lion/chien, compagnon du Dieu égyptien Sérapis, décrit par Macrobe et redécouvert par Pétrarque).













Cette façon de portraiturer un homme en l'associant à un animal pour illustrer des qualités morales ou psychologiques est également tributaire des travaux de la physiognomonie, cette pseudo-science par laquelle on cherchait à déduire le caractère d'un homme en comparant ses traits physiques à ceux d'un animal. Giambattista Della Porta élabora au XVIème siècle tout un système de correspondance entre les hommes, les plantes et les animaux. En fonction de leur apparence extérieure, les hommes peuvent être généreux comme des coqs, courageux comme des lions, craintifs comme des lièvres, selon les leçons du symbolisme zoomorphique ésotérique.
















La photographie poétique d'Hermès hérite de ces traditions anciennes de l'animal-totem, figure tutélaire, protectrice, symbolique. Le cerf (ou le renne, je ne suis pas spécialiste) incarne certainement la noblesse naturelle de l'animal solitaire, rare et élégant, toute qualités auxquelles la cliente Hermès aimera sans doute se voir associée.

En guise de dessert, l'image peut servir d'illustration à ces quelques mots de Claude Levi-Strauss sur le mythe : "Si vous aviez demandé à n'importe quel Indien des deux Amériques : qu'est-ce qu'un mythe ? il vous aurait répondu : c'est une histoire qui se passe à une époque où les animaux et les hommes n'étaient pas réellement distincts et où ils pouvaient passer indifféremment de la forme humaine à la forme animale. Ce qui me semble une vérité presque, je dirais, tragique, parce que s'il y a quelque chose de tragique dans la condition humaine, c'est bien cette coexistence que nous menons à côté d'autres êtres, qui sont vivants comme nous, et avec lesquels nous ne pouvons pas communiquer. Et l'âge du mythe, c'est celui justement où c'était possible."

A ce niveau, l'image d'Hermès réussit le tour de force poétique de servir à la fois (i) d'emblème du projet contemporain écologique de réconciliation de l'homme et de l'animal, et (ii) de souvenir nostalgique du temps mythique où les animaux pouvaient parler et où nous pouvions les comprendre. C'est ce qui s'appelle avoir une marque mythique au sens fort du terme.

Titien, Allégorie de la prudence, National Gallery, Londres
Erwin Panofsky, L'oeuvre d'art et ses significations, Gallimard, 1969, voir ici quelques éléments intéressants sur le tableau de Titien.
Giambattista Della Porta, De humana physiognomonia, 1586
Claude Levi-Strauss, Entretien avec Bernard Pivot, Gallimard Ina

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