Les façades des boutiques Dior et Vuitton, tout en reprenant scrupuleusement certains des motifs typiquement maison (cannage, damier), prolongent les préoccupations centrales des artistes de "l'optical art" et de l'art islamique.
La façade de l'immeuble Dior à Tokyo, dans le célèbre quartier de Ginza, avec ses bandes noires horizontales, verticales et obliques, reprend le fameux motif du cannage que l'on re
trouve un peu partout dans les créations de la maison, notamment sur le sac Lady Dior.

Ce motif fait partie des grands repères esthétiques de la maison Dior, en référence au cannage des chaises lors du premier défilé du créateur (rappelons que le cannage est l'art de disposer les fils de rotin sur le dossier et l'assise des chaises).
C'est ici que les fruits de l'artisanat français rejoignent ceux de l'art décoratif islamique, connu pour recouvrir de grandes surfaces planes de motifs abstraits, géométriques ou floraux. On y retrouve en effet des semblables superpositions de lignes obliques, parralèles et perpendiculaires, avec la répétition d'un même motif à l'infini.


Pour info, on trouve en ce moment (mai 2010) un motif très similaire dans les vitrines Kenzo place de la Madeleine à Paris (j'enverrai des photos plus tard si j'y pense) et bien évidemment sur les moucharabiehs de la façade de l'institut du monde arabe à Paris.

Toujours est-il que l'un des aspects les plus intéressants de l'art décoratif islamique
réside non pas dans le refus de la figuration comme on le dit souvent mais dans le rôle assigné à la subjectivité du spectateur placé devant une oeuvre qui "ne représente rien". L'oeil du spectateur se promène librement dans les entrelacs, les lignes et leurs croisements pour dessiner des formes temporaires, tracer des chemins, un peu comme on le fait des formes fugitives entr'aperçues dans les nuages.
Contrairement à l'art figuratif où l'imagination reste prisonnière d'une forme reconnaissable identifiée au premier coup d'oeil, l'art décoratif islamique invite au vagabondage visuel, et accorde au spectateur un statut de quasi co-créateur. Vous allez me dire : quel rapport avec Dior, mais j'y viens.
Avant cela je mentionne également le très bel immeuble Louis Vuitton construit à Nagoya par l'architecte Jun Aoki, resté célèbre depuis pour son art des façades. La boutique est recouverte de deux enveloppes de verre fritté superposées. La couche intérieure est visible par transparence, et sur chacune des deux parois on a reproduit le motif à damier typique de la marque, dont la répétition sur toute la surface de l'immeuble produit un effet comparable au décor islamique dont on vient de parler.

L'originalité de la démarche tient à plusieurs choses. D'abord, la double paroi de verre crée le sentiment d'une profondeur là où il n'y en a que très peu car le passant qui s'approche de la boutique, croyant avoir affaire à une façade simple, réalise en s'approchant qu'il y a une seconde paroi derrière. Surtout, comme les damiers gravés sur les deux enveloppes vitrées sont de dimensions différentes, l'aspect extérieur né de la superposition des deux motifs évolue en fonction de la lumière et de la position du spectateur, selon que les carreaux de différentes grosseurs s'assemblent différemment.
La superposition des motifs et des couches crée des effets d'optique et des troubles visuels comparables à ceux de l'optical art cherchent dans les années 60 / 70.

Cette technique de superposition de deux couches de façades est également présente dans la boutique Dior.
Toujours est-il que cet effet est impossible à restituer par la photo, car il faut par définition être sur place pour l'éprouver. Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est une raison suffisante pour s'y rendre, mais il est clair que cela participe à l'intérêt de la boutique. Ce qui est clair en revanche c'est que les deux boutiques ont recours aux techniques décrites ici pour marquer clairement la spécificité du lieu physique et l'irréductibilité de ce qui peut s'y jouer (par rapport à Internet notamment). Les boutiques sont clairement pensées comme des espaces où le spectateur joue un rôle actif, par l'opportunité qui lui est donnée de s'orienter visuellement dans un libre jeu de forme abstraite (au lieu de simplement s'ébahir devant les objets exposés en vitrine), et surtout par la prise de conscience ainsi offerte qu'il y a des choses qu'on ne peut éprouver qu'à la seule condition de se rendre sur place. Autant de détails qui sont une façon comme une autre de construire la rareté et l'unicité de l'expérience, ce qui est bien le propre du luxe.
PS1 : Vuitton n'utilise pas seulement le motif du damier mais construit d'autres effets de superposition et de prolifération à partir de cercles enchevêtrés. Voir ici la vitrine du magasin Louis Vuitton avenue des champs Elysées.
Lire ici d'autres papiers sur Louis Vuitton :
http://lartetlesmarques.blogspot.fr/2017/05/lara-stone-au-bois-damour-ophelie-post.html
http://lartetlesmarques.blogspot.fr/2009/10/madonna-le-luminisme-et-le-pop-art.html
http://lartetlesmarques.blogspot.fr/2010/05/dior-vuitton-loptical-art-et-le-decor.html
http://lartetlesmarques.blogspot.fr/2011/04/le-mouvement-de-louis-vuitton.html
http://lartetlesmarques.blogspot.fr/2012/05/la-joconde-de-vuitton.html
http://lartetlesmarques.blogspot.fr/2017/05/le-dinosaure-et-le-sac-main-vanite-xxl.html
http://lartetlesmarques.blogspot.fr/2009/02/vanite-chez-louis-vuitton.html