Thursday, October 23, 2008

Gucci et Botticelli


La campagne Automne/Hiver 2008 des sacs Gucci rend hommage au célèbre tableau de Botticelli
Le Printemps (1482), et en profite pour réinterpréter les thèmes de la danse des nymphes, des trois grâces et du renouveau de la nature.

Dans une prairie d'herbes hautes, trois jeunes femmes (?) se tiennent la main et dansent au milieu des fleurs jaunes. L'une d'elle est cachée derrière sa voisine, on ne voit que sa main et son pull mauve. Les gestes et les postures sont une évocation des trois jeunes femmes du célèbre tableau de Botticelli, sans doute les trois grâces (la joie, l'abondance, la splendeur). Les grâces sont des divinités présidant aux banquets et festivités diverses, elles sont aussi considérées comme des symboles de l'amour, de la beauté et de la chasteté. Dans ce cas, la mise à l'écart de la troisième suggère peut-être la volonté de la part de Gucci de mettre en sourdine l'une d'entre elles, en l'occurrence (peut-être) la chasteté. On ne sait pas.

Sur la droite, une autre jeune femme se tient face au spectateur, et porte à ses lèvres un coquelicot (rouge) qu'elle tient dans sa main gauche, sans qu'on puisse clairement déterminer si elle respire et s'enivre du parfum (ce qui est délicat dans la mesure où le coquelicot est réputé ne pas avoir d'odeur) ou bien au contraire si elle souffle sur la fleur dans notre direction (à la manière de la nymphe Flora aidée par Zéphyr dans le tableau de Botticelli).

Les nymphes hippies

Dans la mythologie antique classique, les nymphes sont des esprits féminins symbolisant la nature. Il en existe de différentes familles : dryades (fleurs et forêts), oréades (montagnes), naïades (sources, rivières), néréides (mer), etc. Veillant sur les sources, les fleurs et les bosquets, ce sont (i) des esprits bienfaisants qui veillent sur les jeunes amants et en particulier les jeunes femmes, ce qui est de bon augure pour Gucci. Les nymphes sont (ii) le plus souvent représentée nues, pour séduire et jouer avec le coeur des hommes, ce qui là encore peut correspondre aux valeurs visées par Gucci. Elles sont aussi (iii) des intermédiaires entre les hommes et les dieux, et peuvent de ce point de vue servir d'agent de liaison entre les consommateurs et la marque ainsi implicitement divinisée.

En mettant son pas dans ceux du grand peintre, Gucci propose une vision bucolique d'inspiration hippie, où les jeunes filles habillées en peau de bête (fourrures, plumes, lainages) et vestes à franges en poil de chameau se trémoussent dans un paysage sauvage de basse montagne. Les affiches permettent de s'appuyer sur un répertoire mythologique déjà disponible et de surfer sur l'imaginaire greco-romain des nymphes et des grâces, dont on a essayé ci-dessus de souligner l'intérêt, tout en réinterprétant ces thèmes dans un sens nouveau. Référence à l'Arcadie primitive, à l'harmonie des soirs d'automne loin de la jungle urbaine, la pub a le double avantage d'une modernisation de l'olympe antique, tout en adoptant des codes visuels très vintage pour le public contemporain. En 2008 l'automne est le nouveau printemps, une autre renaissance de la nature et de la vie, car il n'y a pas de "saison morte" dans l'année de la mode.

Par ici pour le site Gucci.

Friday, October 17, 2008

Merchandising de luxe et Art Minimal


Un exemple parmi d'autres des liens ténus de l'art et le luxe.


Les corners des grands magasins ou les vitrines des boutiques de luxe s'inspirent directement, dans les dispositifs d'éclairage ou l'aménagement des étagères, des formes plastiques nées des oeuvres de l'art minimal ou de l'art conceptuel de la seconde moitié du XXème siècle.










L'influence de Donald Judd (ici à gauche : Stack, 1972, Centre Pompidou) est assez claire chez Dior Homme au Bon Marché : étagères lumineuses, alignement vertical régulier de rectangles de métal brossé, plexiglas lisse et brillant, acier inoxydable ou laiton. Les souliers sont posées sur des tablettes laquées, éclairés à travers des plaques translucides par des néons installés à l'intérieur des volumes, créant une lumière laiteuse, lunaire.










Dans les vitrines de Louis Vuitton sur les Champs Elysées et en octobre 2008 dans celles de Christofle rue royale, c'est Dan Flavin (ici en haut à la Fondation Cartier) qui inspire les scénographes et vitriniers (sic).













Les sacs et les manteaux apparaissent dans un décor de néons multicolores, qui revisitent d'ailleurs le principe de l'enseigne lumineuse, ordinairement installée à l'extérieur de la boutique, et désormais chargée d'animer ses espaces intérieurs. Il y aurait comme cela des dizaines d'autres exemples à examiner où la forme des meubles (effets d'asymétrie, de décalages, ou d'extrême régularité), des caisses, la gestion de la lumière (transparence, opacité, jeux chromatiques), la conception de l'espace dans les lieux de vente s'inspire plus ou moins directement de courants artistiques.

Ce choix de l'art minimal peut surprendre, au moins à double titre.

  • D'une part, c'est un art dont on disait à l'époque qu'il ne pourrait jamais se fondre dans la culture populaire (posters, références communes), tant il semblait conceptuel, aride, radical. Il y entre aujourd'hui par une voie détournée.
  • D'autre part, c'est un art qui a d'emblée cherché à évacuer les signes visibles de l'effort, des émotions ou du travail de l'artiste, au profit des formes pures, géométriques, industrielles, impersonnelles. Aussi est-il curieux de les retrouver associés aux objets de luxe "faits main" avec une "profondeur", du savoir-faire artisanal incarné, etc...
L'art minimal se concentre sur les données fondamentales de l'espace et de l'objet (dimension, surface, emplacement) et crée des objets conçus pour être appréhendés directement pour ce qu'ils sont. Il n'y a rien à aller chercher "au-delà" de la perception directe (interprétation, symboles, etc). Les artistes de cette école (Frank Stella, Robert Morris, Carl andré, Sol Le Witt, Dan Flavin, Donald Judd) restent fidèles à la formule de l'architecte Mies Van der Rohe : "Less is more".

Sans doute les marques trouvent-elles dans cette complémentarité entre l'impersonnel géométrique et l'objet de luxe chargé d'histoire l'occasion d'une rencontre intéressante, en plus de l'intérêt plastique des oeuvres en elles-mêmes.

C'est aussi (peut-être) le moyen de récupérer implicitement tout le travail de l'art minimal sur la posture du spectateur. Les objets de l'art minimal obligent toujours le visiteur à s'interroger sur sa perception (qu'est-ce que je vois exactement ?), c'est-à-dire à "faire le point" pour se reconnecter avec les données essentielles de l'expérience sensorielle : couleurs, formes, surfaces, etc. Voilà qui permet justement de préparer à la pure perception des produits et d'alimenter le sentiment qu'ils sont différents des autres, et (légitimement) plus cher.

Retournement curieux : tandis que les artistes de ce courant se sont efforcé, en créant ce qu'ils appelèrent des "objets spécifiques" à englober le contexte environnant dans l'oeuvre elle-même, aujourd'hui c'est l'oeuvre qui est devenue l'espace environnant, le support sommé de mettre en valeur un objet posé dessus.

Voir le dossier du Musée National d'Art Moderne / Centre Pompidou

Chaumet et la Querelle des anciens et des modernes


De l'influence de la littérature et de la poésie dans l'univers des bijoux









La collection du joaillier Chaumet baptisée "attrape moi si tu m'aimes" déploie sa vision délicate et bucolique de la vie dans les campagnes, et propose des bijoux en forme de petits insectes, coccinelles, abeilles, araignées sur leurs toiles, etc.

Cette inspiration naturaliste est monnaie courante dans la haute joaillerie, où l'on ne compte plus les colliers, anneaux, broches inspirées des formes organiques, animales et naturelles. Le thème de la panthère chez Cartier, les créations de l'art nouveau en général et Lalique en particulier en sont des exemples (voir ici). Avant cela, au sein de la maison Chaumet, ce goût des formes de la nature fut très en vogue au XIXème siècle pendant la période romantique, sous la direction de Jean-Baptiste et Jules Fossin.

J'ai été intrigué par le choix de deux insectes qui reviennent avec insistance dans cette collection, et en particulier dans les bagues et les boucles d'oreilles : les abeilles et les araignées. Pourquoi ce choix ? Ce sont bien évidemment des animaux familiers, et en tant que joaillier de Napoléon, Chaumet se devait de faire un sort à la figure de l'abeille, adoptée par l'empereur comme symbole de pouvoir, d'immortalité et de résurrection, et considérée comme le plus ancien emblème des souverains de la France (on dit que des abeilles d'or - en réalité des cigales - ont été découvertes en 1653 à Tournai dans le tombeau de Childéric Ier, fondateur en 457 de la dynastie mérovingienne et père de Clovis). Bref.

L'abeille et l'araignée sont aussi les deux symboles des deux camps rivaux de la scène littéraire française du XVIIème siècle, les anciens et les modernes. L'essai de Marc fumaroli en préface d'une anthologie publiée chez Folio l'explique très bien. Pour les anciens, selon le modèle de Sénèque, "il faut imiter les abeilles", c'est-à-dire lire beaucoup d'auteurs, butiner le pollen de plusieurs grands maîtres avant de faire son propre miel. Pour les modernes au contraire, il faut rompre avec le passé, et imiter les araignées qui "tissent leur toile de leur propre fonds". C'est l'amorce d'une conception de l'homme de lettre comme génie, n'ayant besoin de personne.

Il n'est pas anodin que les boucles d'oreilles (qui vont par deux) ou que les bagues de la collection reprennent l'antagonisme des abeilles et des araignées. Voilà qui cosntruit une dialectique interne à la marque et rajoute une couche imaginaire à la perception des bijoux. Pour des marques de luxe toujours à la recherche des moyens de concilier ou de symboliser le rapport de la tradition et de la modernité, c'est un procédé plutôt subtil, assez bien vu.

Chaumet