Sunday, October 31, 2010

Mélancolie de Chanel

Thème archi-classique, mille fois analysé que celui de la mélancolie dans les images publicitaires de la marque de luxe Chanel. La posture d'Anna Mouglalis pour la montre première en offre certainement la plus belle illustration.

Il a déjà été question ici du thème de la mélancolie, dans une publicité pour Dior Homme largement inspirée de la célèbre gravure d'Albrecht Durer.













La représentation classique du personnage mélancolique le montre immobile, souvent assis, en train de réfléchir la tête posée sur sa main, comme dans l'exemple ci-dessous où le mannequin Heidi Mount pose pour Chanel, et s'interroge peut-être sur le prix du sac qu'elle vient de s'offrir.









Tout le monde aura remarqué la place centrale de l'escalier qui est un symbole traditionnel de l'élévation de l'esprit, avec l'échelle qu'on voit en arrière plan chez Durer (on voit d'ailleurs chez Chanel 7 marches, comme les 7 degrés de l'échelle de Jacob, reproduite chez Dürer). Sans vouloir paraître trop lourd ni trop systématique, disons qu'on retrouve également l'escalier à 7 marches dans la campagne plus récente automne hiver 2010. Bref passons.













Laissons de côté l'image de l'escalier, revenons sur le thème de la tête posée dans la main. Les variantes de cette représentation sont très nombreuses, mais le motif central ne varie pas, à travers les époques, de la Grèce antique à l'époque moderne, chez les hommes et les femmes, en France, en Angleterre, en Russie, etc.





































Cette posture à la tête appuyée dans la main est un classique de Chanel, ici dans les années 80 avec Inès de la Fressange et plus récemment donc avec Anna Mouglalis pour la campagne Montre Première (mais on l'a déjà vu dans une publicité pour le parfum Allure). Le bras levé en évidence au premier plan permet évidemment de mettre en valeur le bijou, bracelet ou montre qui en est l'ornement.













Ailleurs le mannequin s'appuie sur ses deux bras accoudés, comme une façon de conjurer le caractère trop systématique ou triste de la posture, et de jouer avec le spectateur.








En tous les cas chez Chanel, ils aiment cet imaginaire de la mélancolie, qui est aussi une stratégie pour échapper au caractère matérialiste des images publicitaires, et de leur donner une aura d'intellectualité, une dimension spirituelle qui dépasse la dimension de l'objet. Ainsi les images publicitaires chargées de faire vendre des objets de grand prix mettent aussi en scène des personnages pénétrés du sentiment de vanité de ces objets eux-mêmes.

Le film du tournage de la publicité en donne d'autres variantes, où le personnage, assis dans un café regarde au dehors à travers la vitre et tombe sur sa propre image dans un miroir, à la manière d'une madeleine pénitente de Georges de La Tour. Un peu plus loin un oiseau passe dans le champ, recréant l'espace d'un instant l'iconographie classique de "l'ange de la mélancolie" car l'esprit emprisonné dans la matière rêve de s'envoler au-delà des pesanteurs du monde, et se désole de ne pouvoir le faire.














Les horloges et les montres sont par définition de tous les objets les mieux placés pour signifier la vanité des richesses et de la fortune devant le temps qui passe. Elles sont évidemment un élément-clé de la représentation mélancolique et ces motifs s'appellent mutuellement. Ce n'est donc pas un hasard de les trouver représentés ensemble, jusqu'à aujourd'hui. Certaines marques comme Chanel cultivent cette tradition avec suffisamment de constance et pour qu'il soit permis de le souligner.


Albrecht Durer, Melancholia I, 1514, Vevey, Musée Jenish
Publicité Chanel, printemps été 2009, mannequin Heidi Munt
Publicité Chanel, automne hiver 2010, mannequin Freja Beha Erichsen
Georges de La Tour, Madeleine pénitente,
Camille Corot, La mélancolie, Copenhague, Ny Calrsberg Glyptotek
Deodato di Orlando, Saint Jean Baptiste, dernier quart du XIIIe siècle, Francfort sur le Main, Städeslisches Kunstinstitut
Gérard de Saint Jean, Saint Jean Baptiste au désert, vers 1480-1485, Berlin, Staatliche Museen
Stèle votive, dite Athéna mélancolique, Musée de l'Acropole,
Vincent Van Gogh, Portrait du docteur Gachet, Paris, Musée d'Orsay
Publicité Chanel, 1989, mannequin Inès de la Fressange
Image Chanel, mannequin Anna Mouglalis
Captures d'écrans sur site www.chanel.com


Wednesday, July 28, 2010

Le cabinet de curiosité de Rolex

Ce petit présentoir Rolex affiche quelques branches de corail rouge et blanc comme on en trouvait jadis dans les chambres des merveilles ou cabinets de curiosité de la renaissance. Une référence qui en dit long sur la manière de concevoir l'art horloger, et la manière de le mettre en scène.














Les montre Rolex sont comme chacun le sait des montres de luxe de grande valeur. La marque suisse se vante par ailleurs d'avoir notamment mis au point la première montre parfaitement étanche à l'eau et à la poussière ("oyster") et de ce point de vue le choix du corail est intéressant pour symboliser certaines qualités de la montre : sous marin, beau à regarder, robuste et fragile à la fois. Le corail est aussi plus joli à mettre en vitrine que l'huître, bien que celle-ci soit également associée à la culture des perles, mais cela nous éloigne de notre sujet et des montres.

Le corail est un objet symboliquement dense, chargé de sens. Dans la mythologie grecque, le corail est né du sang versé par la Méduse lorsque Persée lui coupa la tête. Le corail est surtout présent dans les cabinets de curiosités au XVIè siècle en Europe, où les princes éclairés collectionnaient quantité d'objets rares, bizarres, cornes d'espadons, carapaces de tortues et crânes humains, dans un bric-à-brac sensé représenter la diversité du monde. Le cabinet de Rodolphe II à Prague ou le Chateau d'ambras à Innsbruck en Autriche sont des exemples particulièrement étudiés de cette volonté de recréer chez soi l'univers en microscosme.













L'intérêt pour le corail dans ce cas là tient à plusieurs raisons.

D'abord, le corail est un exemple de naturalia, de création hautement sophistiquée de la nature, sans intervention humaine. Dans les cabinets pseudo-scientifique où l'on s'efforçait de recréer le monde en miniature, les princes et les savants prenaient plaisir aux associations de coraux (naturalia) avec des petites statuettes ou pièces d'orfèvreries (artificialia) pour se donner l'impression de contempler des condensés de l'univers (voir à ce sujet le bon commentaire de Patrick Mauriès dans son cabinets de curiosités, richement illustré, chez Gallimard). La juxtaposition du corail et de la montre Rolex renouvelle par conséquent une tradition très ancienne d'association du meilleur de la nature et du meilleur de l'homme.

Les images ci-dessus présentent quelques exemples d'oeuvres de ce genre : un oeuf d'autruche monté sur statuette autruche en argent ornée de coraux, par Clément Kicklinger vers 1570, et une statuette réalisée par Wenzel Jamnitzer (vers 1550), le plus grand orfèvre de la Renaissance, représentant Daphné changée en laurier, où le corail est utilisé pour figurer les mains transformées en branches (Ecouen, Musée national de la Renaissance).














Ce n'est pas tout. car le corail a également cette particularité de se tenir dans les intersections de la création, et d'appartenir pour les savants de l'époque à la fois au règne végétal (on dirait une branche d'arbre), minéral (est-ce un rocher ?) et animal (ce qu'il est en réalité, si je ne me trompe pas).

L'intérêt des savants de la Renaissance pour le microcosme et le désir de maîtriser un monde qui soit consistant, harmonieux, où "tout se tient", va de pair avec leur fascination pour les objets-limites, les objets qui témoignent de continuités ou de discontinuités entre les différents règnes de la nature, et qui font obstacle à la volonté classificatrice de l'être humain.

Ici encore, le rapprochement du corail et de la montre érige celle-ci au rang d'objet cosmique (si j'ose dire), qui n'est pas seulement un appareil pour lire l'heure, mais bien davantage l'expression d'une harmonie très spéciale, un objet avec un "coeur", une âme, et qui aspire à autre chose qu'à un destin de babiole exposé dans une vitrine.

Vitrine d'un revendeur Rolex, Rue de Rennes, Paris en 2010
Oeuf d'autruche par Clément Kicklinger
Daphné, ornement de table, Musée National de la Renaissance, Château D'Ecouen, RMN

Lire notamment :
Patrick Mauriès, Cabinets de curiosités, Gallimard
Albertus Seda, Le Cabinet des curiosités naturelles, Taschen
Patricia Falguières, La chambre des merveilles, Bayard




Monday, July 12, 2010

Yves Saint Laurent et Mondrian

Beaucoup a déjà été dit sur la fascination d'Yves saint Laurent pour Mondrian et sur sa fameuse robe créée d'après le célèbre motif à l'automne 1965. La rétrospective du Petit Palais à Paris permet d'en prendre toute la mesure. La campagne de publicité de la marque également.

Piet Mondrian, pionnier de l'art abstrait, est célèbre pour ses compositions très strictes, très pures, avec ses agencements géométriques de lignes noires et d'à-plats de couleurs primaires sur des surfaces blanches (composition en rouge, bleu et jaune, 1927).













En confectionnant la fameuse robe Mondrian en 1965, Yves Saint Laurent réalise plusieurs gestes importants. D'abord, il rompt un peu la hiérarchie des genres et brouille les frontières entre le "grand art" et la haute couture. Ensuite, le tableau n'est pas repris sur la robe comme un simple imprimé, mais le couturier adapte la structure des tableaux à la forme de la robe, sans oublier qu'il passe de deux dimensions à trois, de la planéité au volume (ce qui en soi est une hérésie du point de vue de Mondrian). Enfin, la robe vue de face se présente comme un rectangle quasi parfait (ce qui est en soi un prouesse technique) et ne souligne pas la taille et les courbes du corps, contrairement au style de l'époque. D'une certaine manière, le corps mobile se soumet à la rigueur de la forme géométrique.













Surtout, le choix de Mondrian n'est pas anodin. Le style du peintre renforce et souligne le style de Saint Laurent lui même, connu pour son goût de l'épure, le culte de la ligne de crayon noir, sans fioritures, sans ornement superflu. Les parti-pris géométriques de l'artiste se situent dans la droite ligne du "refus de l'ornement" et des enseignements de Adolf Loos dans son manifeste de l'esprit moderne, Ornement et crime, paru en 1908. Mondrian allait d'ailleurs très loin dans cette direction anti-ornementale, anti-figurative, géométrique et abstraite : je crois me souvenir avoir lu quelque part qu'il reprochait à son disciple Jean Hélion de se fourvoyer dans le naturalisme quand il le vit en train de dessiner une ligne courbe...

Il faut avoir en tête cette querelle de l'ornement et de l'abstraction pour saisir l'importance du geste de Saint Laurent, puisque des motifs géométriques abstraits sont portés par des femmes naturellement en mouvement. La mode en général et Saint Laurent en particulier offrent milles occasions de mettre en scène ce conflit permanent entre le géométrique immobile du dessin d'une part et le mouvement organique de la vie d'autre part.













La composition des publicités récentes pour la marque n'en a que plus de sens, car elle revisite cette tension constitutive de la marque. Sur un arrière plan géométrique et droit où l'on retrouve sans peine l'évocation de Mondrian (il s'agit en réalité d'un mur rouge et du ciel bleu), le photographe met en scène une figure presque baroque de mannequin aux mouvements larges, jambes et bras écartés, et sur la robe on voit des corolles de tissus comme des fleurs blanches.













Il faut également souligner que le logo d'Yves Saint Laurent, tel qu'il est mis en scène sur l'affiche de la rétrospective du Petit Palais, met en exergue cette tension des lignes courbes et entrelacées des initiales du maître d'une part, avec le motif mondrianesque si caractéristique d'autre part. C'est peut-être cela aussi, avoir un style : non pas se situer à l'une ou l'autre des extrémités de la gamme des styles possibles, mais avoir une manière propre de les faire dialoguer.

Mondrian, Composition en rouge, bleu, jaune, 1927
Yves Saint Laurent, Robe Mondrian, 1965

Wednesday, July 07, 2010

Le lion de Gabrielle Chanel


Le motif du lion est à l'honneur du dernier défilé Chanel. Un hommage au signe astrologique de la créatice. L'occasion de revenir aussi sur le symbole de l'animal avec la patte posée sur le livre (Venise), ou le globe terrestre (Waterloo), et de mettre en scène un thème maintes fois représenté, de la vieille europe jusqu'en Chine. Bientôt un post complet.










Défilé Chanel, juillet 2010










Statuette dans l'appartement de Gabrielle Chanel, Photo Chanel News










Le lion de Waterloo (le lion, symbole de souveraineté et de puissance, est fréquemment représenté avec la patte posée sur le globe terrestre, symbole de domination sur le monde)









Le lion de Saint Marc, Vittore Carpaccio










Statue de bronze à la cité interdite. Le globe serait symbole d'unité de la matière. Chez Chanel, la perle a remplacé le monde et la matière, tout en récupérant bien sûr l'aura des représentations antérieures.

Friday, July 02, 2010

Salvador Dali et Perrier

Dans cette publicité pour Perrier par l'agence Ogilvy, chacun pourra reconnaître, jusque dans la position du plateau fondu sur le rebord du meuble en bas à gauche, une allusion directe au célèbre tableau de Dali, "persistance de la mémoire"..

La persistance de la mémoire, également appelé Les montres molles est certainement le tableau le plus célèbre de Salvador Dali. Sur un paysage de falaises au bord de mer, des montres molles s'étalent et dégoulinent, offrant une image saisissante de l'écoulement du temps. L'histoire raconte que Salvador Dali en eu la révélation en rêve, après avoir mangé du camembert...




















L'un des ressorts de l'oeuvre de Dali réside dans la juxtaposition saisissante d'éléments hétérogènes voire opposés - conformément à la philosophie surréaliste de l'image - comme celle entre le dur et le mou (les connotations sexuelles ne sont évidemment pas absentes, la figure posée sur le sol rappelle celle déjà présente dans Le Grand Masturbateur), le visible (l'horloge) et l'invisible (le temps), etc.


L'image de Perrier s'inscrit dans cette logique d'oppositions et reprend le motif de la montre molle, mais opère un glissement significatif pour servir son propre message. Il ne s'agit pas de créer une tension entre le dur et le mou - qui n'a qu'un intérêt limité pour Perrier - mais plutôt entre le fluide ou léger et le visqueux, le clair ou limpide et le poisseux, et peut-être aussi entre le dynamique ascendant (les bulles) et le tombant. On se doute bien qu'il y a aussi la question du frais désaltérant et de la chaleur suffocante. Toutes les qualités de Perrier (dont on ne voit que la bouteille) sont censées ressortir par contraste avec l'environnement.


Il est intéressant de constater que c'est un liquide pétillant qui est appelé à la rescousse d'un monde lui-même en liquéfaction. C'est en allant chercher de "plus liquide" que l'on peut restaurer un peu de cohésion et de consistance. On nous suggère aussi implicitement que le dynamisme et la verticalité des bulles sont une sorte de rempart contre ce qui fond, ce qui s'affale, ce qui se tasse. Sans doute les connotations sexuelles présentes chez Salvador Dali ne sont-elles d'ailleurs pas totalement absentes de l'esprit des publicitaires, car une autre publicité reprise récemment montrait la bouteille gagner en volume et verticalité sous la caresse d'une main de femme.


Il n'y a en tous les cas certainement pas de "plagiat" dans ce type de reprise d'un même thème, contrairement à ce qui est dit ici ou dans certaines notes consacrées sur le web aux relations entre la publicité et les grandes oeuvres du répertoire artistique. Les images de marques, lorsqu'elles sont intelligentes - ce qui, il est vrai, n'est pas toujorus le cas - reprennent des figures et les détournent ou les interprètent d'une façon qui leur est propre. C'est le plus souvent d'ailleurs dans ce décalage entre l'image originale et l'image dérivée que l'essentiel se joue.


Salvador Dali, Persistance de la mémoire, 1931, Moma
Publicité Perrier, 2010, Ogilvy


Voir sur le site du Moma : http://www.moma.org/explore/multimedia/audios/1/10

Sunday, June 13, 2010

Les chairs roses de Parmigianino à Chanel


Le post d'aujourd'hui risque de ne pas être très satisfaisant visuellement, car la qualité du scan, de mes propres photos et des reproductions disponibles sur Internet ne rend pas justice aux images originales. Chacun pourra, s'il le souhaite, s'y reporter.












Le traitement de la peau est un élément-clé du portrait publicitaire en général (voyez les splendides affiches Mauboussin) et du portrait de mode en particulier. De même que le rendu des chairs en peinture, pour qu'elles paraissent naturelles. Certains photographes cherchent à rendre la texture (chez Mauboussin on peut voir le grain de la peau de façon hyper réaliste) d'autres cherchent à créer des effets de couleur et de lumière : bronzage ou blancheur, peau mate ou brillante.


Le visuel Chanel (publicité 2010) frappe notamment par la couleur rose très délicate de la peau, que le non spécialiste a du mal à identifier comme effet de la peau elle-même, d'un maquillage posée sur elle, d'une lumière rosée projetée dessus, d'une retouche photoshop, ou des 4 à la fois. Comme il est justement question de lunettes chez Chanel, il est sans doute pertinent de jouer avec l'oeil du spectateur en lui offrant une couleur dont on ne sait pas exactement fixer l'origine. En tyout état de cause, cette couleur rose, lumineuse, très pure, rappelle les effets de couleur de Parmigianino qui rend la vivacité des chairs et la circulation du sang par cette couleur rose très spéciale née du mélange d'une blancheur extrême et de zones rougies. C'est très sensible dans le tableau La mort de Lucrèce exposée au musée Capodimonte de Naples.














Mes connaissances Parmigianinesques sont trop limitées pour exposer les raisons ou les spécificités de cette technique, mais le rapprochement du strict point de vue visuel est tout à fait saisissant lorsqu'on a les originaux sous les yeux. A préciser plus tard donc. Il est clair en attendant que ce traitement de la couleur permet d'éviter un écueil principal des publicités pour lunettes, à savoir leur extrême austérité, leur excès de blancheur et d'immobilisme (l'excès inverse existe, mais il est plus rare : couleurs criardes et poses fantasques) en apportant ici un peu de vie et de chaleur dans une construction subtile et très équilibrée.

Wednesday, May 19, 2010

Dior, Vuitton, l'optical art et le décor islamique : ça fait beaucoup mais tout est lié.


Les façades des boutiques Dior et Vuitton, tout en reprenant scrupuleusement certains des motifs typiquement maison (cannage, damier), prolongent les préoccupations centrales des artistes de "l'optical art" et de l'art islamique.


La façade de l'immeuble Dior à Tokyo, dans le célèbre quartier de Ginza, avec ses bandes noires horizontales, verticales et obliques, reprend le fameux motif du cannage que l'on re
trouve un peu partout dans les créations de la maison, notamment sur le sac Lady Dior.














Ce motif fait partie des grands repères esthétiques de la maison Dior, en référence au cannage des chaises lors du premier défilé du créateur (rappelons que le cannage est l'art de disposer les fils de rotin sur le dossier et l'assise des chaises).











C'est ici que les fruits de l'artisanat français rejoignent ceux de l'art décoratif islamique, connu pour recouvrir de grandes surfaces planes de motifs abstraits, géométriques ou floraux. On y retrouve en effet des semblables superpositions de lignes obliques, parralèles et perpendiculaires, avec la répétition d'un même motif à l'infini.











Pour info, on trouve en ce moment (mai 2010) un motif très similaire dans les vitrines Kenzo place de la Madeleine à Paris (j'enverrai des photos plus tard si j'y pense) et bien évidemment sur les moucharabiehs de la façade de l'institut du monde arabe à Paris.










Toujours est-il que l'un des aspects les plus intéressants de l'art décoratif islamique
réside non pas dans le refus de la figuration comme on le dit souvent mais dans le rôle assigné à la subjectivité du spectateur placé devant une oeuvre qui "ne représente rien". L'oeil du spectateur se promène librement dans les entrelacs, les lignes et leurs croisements pour dessiner des formes temporaires, tracer des chemins, un peu comme on le fait des formes fugitives entr'aperçues dans les nuages.

Contrairement à l'art figuratif où l'imagination reste prisonnière d'une forme reconnaissable identifiée au premier coup d'oeil, l'art décoratif islamique invite au vagabondage visuel, et accorde au spectateur un statut de quasi co-créateur. Vous allez me dire : quel rapport avec Dior, mais j'y viens.

Avant cela je mentionne également le très bel immeuble Louis Vuitton construit à Nagoya par l'architecte Jun Aoki, resté célèbre depuis pour son art des façades. La boutique est recouverte de deux enveloppes de verre fritté superposées. La couche intérieure est visible par transparence, et sur chacune des deux parois on a reproduit le motif à damier typique de la marque, dont la répétition sur toute la surface de l'immeuble produit un effet comparable au décor islamique dont on vient de parler.










L'originalité de la démarche tient à plusieurs choses. D'abord, la double paroi de verre crée le sentiment d'une profondeur là où il n'y en a que très peu car le passant qui s'approche de la boutique, croyant avoir affaire à une façade simple, réalise en s'approchant qu'il y a une seconde paroi derrière. Surtout, comme les damiers gravés sur les deux enveloppes vitrées sont de dimensions différentes, l'aspect extérieur né de la superposition des deux motifs évolue en fonction de la lumière et de la position du spectateur, selon que les carreaux de différentes grosseurs s'assemblent différemment.













La superposition des motifs et des couches crée des effets d'optique et des troubles visuels comparables à ceux de l'optical art cherchent dans les années 60 / 70.












Cette technique de superposition de deux couches de façades est également présente dans la boutique Dior.













Toujours est-il que cet effet est impossible à restituer par la photo, car il faut par définition être sur place pour l'éprouver. Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est une raison suffisante pour s'y rendre, mais il est clair que cela participe à l'intérêt de la boutique. Ce qui est clair en revanche c'est que les deux boutiques ont recours aux techniques décrites ici pour marquer clairement la spécificité du lieu physique et l'irréductibilité de ce qui peut s'y jouer (par rapport à Internet notamment). Les boutiques sont clairement pensées comme des espaces où le spectateur joue un rôle actif, par l'opportunité qui lui est donnée de s'orienter visuellement dans un libre jeu de forme abstraite (au lieu de simplement s'ébahir devant les objets exposés en vitrine), et surtout par la prise de conscience ainsi offerte qu'il y a des choses qu'on ne peut éprouver qu'à la seule condition de se rendre sur place. Autant de détails qui sont une façon comme une autre de construire la rareté et l'unicité de l'expérience, ce qui est bien le propre du luxe.

PS1 : Vuitton n'utilise pas seulement le motif du damier mais construit d'autres effets de superposition et de prolifération à partir de cercles enchevêtrés. Voir ici la vitrine du magasin Louis Vuitton avenue des champs Elysées.