Piet Mondrian, pionnier de l'art abstrait, est célèbre pour ses compositions très strictes, très pures, avec ses agencements géométriques de lignes noires et d'à-plats de couleurs primaires sur des surfaces blanches (composition en rouge, bleu et jaune, 1927).

En confectionnant la fameuse robe Mondrian en 1965, Yves Saint Laurent réalise plusieurs gestes importants. D'abord, il rompt un peu la hiérarchie des genres et brouille les frontières entre le "grand art" et la haute couture. Ensuite, le tableau n'est pas repris sur la robe comme un simple imprimé, mais le couturier adapte la structure des tableaux à la forme de la robe, sans oublier qu'il passe de deux dimensions à trois, de la planéité au volume (ce qui en soi est une hérésie du point de vue de Mondrian). Enfin, la robe vue de face se présente comme un rectangle quasi parfait (ce qui est en soi un prouesse technique) et ne souligne pas la taille et les courbes du corps, contrairement au style de l'époque. D'une certaine manière, le corps mobile se soumet à la rigueur de la forme géométrique.

Surtout, le choix de Mondrian n'est pas anodin. Le style du peintre renforce et souligne le style de Saint Laurent lui même, connu pour son goût de l'épure, le culte de la ligne de crayon noir, sans fioritures, sans ornement superflu. Les parti-pris géométriques de l'artiste se situent dans la droite ligne du "refus de l'ornement" et des enseignements de Adolf Loos dans son manifeste de l'esprit moderne, Ornement et crime, paru en 1908. Mondrian allait d'ailleurs très loin dans cette direction anti-ornementale, anti-figurative, géométrique et abstraite : je crois me souvenir avoir lu quelque part qu'il reprochait à son disciple Jean Hélion de se fourvoyer dans le naturalisme quand il le vit en train de dessiner une ligne courbe...
Il faut avoir en tête cette querelle de l'ornement et de l'abstraction pour saisir l'importance du geste de Saint Laurent, puisque des motifs géométriques abstraits sont portés par des femmes naturellement en mouvement. La mode en général et Saint Laurent en particulier offrent milles occasions de mettre en scène ce conflit permanent entre le géométrique immobile du dessin d'une part et le mouvement organique de la vie d'autre part.
La composition des publicités récentes pour la marque n'en a que plus de sens, car elle revisite cette tension constitutive de la marque. Sur un arrière plan géométrique et droit où l'on retrouve sans peine l'évocation de Mondrian (il s'agit en réalité d'un mur rouge et du ciel bleu), le photographe met en scène une figure presque baroque de mannequin aux mouvements larges, jambes et bras écartés, et sur la robe on voit des corolles de tissus comme des fleurs blanches.

Il faut également souligner que le logo d'Yves Saint Laurent, tel qu'il est mis en scène sur l'affiche de la rétrospective du Petit Palais, met en exergue cette tension des lignes courbes et entrelacées des initiales du maître d'une part, avec le motif mondrianesque si caractéristique d'autre part. C'est peut-être cela aussi, avoir un style : non pas se situer à l'une ou l'autre des extrémités de la gamme des styles possibles, mais avoir une manière propre de les faire dialoguer.
Mondrian, Composition en rouge, bleu, jaune, 1927
Mondrian, Composition en rouge, bleu, jaune, 1927
Yves Saint Laurent, Robe Mondrian, 1965
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