Monday, July 22, 2013

La danseuse de Repetto


L'affiche de la campagne du premier parfum Repetto met en scène la danseuse étoile Dorothée Gilbert sous l’œil du photographe James Bort.



Une première remarque : Repetto choisit de présenter la danseuse assise plutôt que debout ou dans l'effort. Ce choix exprime certainement l'envie de signifier l'univers des coulisses, de la préparation, et le personnage est logiquement présenté dans sa loge, avec le miroir et le reste (dans le lieu où normalement on se met du parfum, c'est logique). Ce choix exprime aussi (peut-être) l'idée qu'on s'adresse à un public qui ne fait pas forcément de la danse, qui ne porte pas non plus forcément les chaussures, mais qui gravite à la périphérie de cet univers, qui s'y intéresse et qui vit par conséquent dans les marges d'un monde auquel Repetto promet de leur faire accéder, fût-ce par procuration.

L'affiche mettant en scène une danseuse en ballerine et en tutu fait, presque mécaniquement, penser aux nombreux croquis réalisés par Edgar Degas ou bien Toulouse Lautrec, également fascinés par l'univers de la danse.



James Bort évoque aussi l'influence de Edward Hopper parmi ses inspirations artistiques pour ce cliché.On y retrouve effectivement quantité de jeunes et moins jeunes femmes assises, dans des loges, dans chambres d'hôtel, avec cette atmosphère de temps suspendu, intemporelle, silencieuse, dans laquelle baigne également Dorothée Gilbert.






Le rapport à la peinture est rendu encore plus sensible par le grain de la photo et les effets de flou (notamment sur le visage, et par endroits la photo ressemble effectivement à un pastel, c'est assez net lorsqu'on l'observe dans un abribus) et par le cadre blanc qui entoure le visuel.

Plusieurs différences significatives frappent aussitôt dans le choix de Repetto.

Par rapport à Degas, on note tout de suite que lorsque le peintre décide de présenter ses personnages assis, il montre des corps pliés, laçant leurs chaussons, jambes écartées, tête penchée vers le sol, des corps parfois avachis dans le cas de Toulouse Lautrec. Il y a une dichotomie entre le corps tendus et ouvert sur scène et le corps vouté, fatigué, replié dans les coulisses. Le temps de la préparation ou l'espace des loges sont consacrés à l'échauffement, à l'étirement, ou bien au repos. Cette rupture est parfois mis en scène dans les reportages sur la danse où l'on filme des danseuses sur scène, évoluant tout sourire avec une incroyable légèreté et puis la caméra les suit jusque dans les coulisses, où tout à coup les athlètes reprennent leur souffle comme des marathoniens après l'arrivée, la tête penchée, les mains posées sur les cuisses ou les genoux.
Chez Degas, pour voir des corps nobles et des regards levés vers le ciel, il faut que la danseuse soit sur scène. Chez Repetto, même dans les coulisses, le corps de la danseuse est maintenu, la tête vers le ciel, le costume impeccable, les pieds en pointe. On dirait qu'elle rêve. Curieusement, la jeune femme tourne la tête en direction de la droite et justement le cadrage de la photographie fait que les vêtements accrochés au mur à cet endroit là suggèrent la forme d'un personnage debout, avec le bas gris (qui est en fait en rideau) et le peignoir blanc en guise de tutu.

La danseuse Repetto n'a pas non plus du tout l'air mélancolique ou absent qui caractérise les personnages de Hopper. On est dans le positif, le visage est dégagé, lumineux, souriant, la tenue est bien mise, le corps est ferme, le chignon impeccable, tout est nickel, la danseuse étoile ne se repose pas, c'est blanc, rose, féminin, sage. Aussitôt qu'on a mis le parfum, on est déjà sur scène, peut importe qu'on soit dans la loge ou dans la salle de bains.  

Au-delà de ces télescopages et glissements opérés par rapport à la représentation de la jeune danseuse assise, l'image de Repetto est aussi un discours sur la marque : emblème d'un certaine tradition (danse classique, costume de scène, le parquet, les moulures, les boiseries, la table en bois, un veux cadre en bronze doré qui ressemble à une vieille photo - Rose Repetto peut-être ? - régularité des lignes des boiseries et de la table)... une certaine tradition qui rêve de l'avenir ou s'apprête à s'élancer au-delà.


L'axe du corps du personnage trace une ligne transversale qui coupe le visuel en deux et construit un mouvement ascendant du coin inférieur gauche vers le coin supérieur droit (robe + dos + tête relevée et les yeux qui regardent hors champ) qui donne un sentiment d'élévation, d'élancement, bien que la dame reste assise. Le miroir incliné vers le haut de la pièce participe de ce mouvement. Et c'est bien le propre de ces maisons de chercher à concilier l'histoire et l'avenir, la fidélité au passé et le rêve de grandeur nouvelle. C'est d'autant plus significatif pour une marque moribonde il y a 10 ans, qui s'est relevée et lance de nouveaux produits et un parfum aujourd'hui en France et demain dans le monde. 

Campagne Parfum Repetto 2013
Degas Danseuse assise, Musée d'Orsay, Paris
Degas Danseuse laçant ses chaussons
Toulouse Lautrec, Danseuse assise aux bas roses
Edward Hopper, Morning Sun, Columbus Museum of Art (Ohià) 
Edward Hopper, Hotel Room, Fondation Thyssen-Bornemisza Madrid

Voir le chouette blog de James Bort
J'ai également écrit un passage sur la marque Repetto dans le livre Brand Culture, publié chez Dunod avec Daniel Bo.




Monday, June 17, 2013

Dior et l'invention de la peinture

Dans cette publicité pour Dior Addict extreme, le visage de Kate Moss est présenté de face et de profil, sans que l'on sache exactement s'il s'agit (i) d'une ombre portée, (ii) du reflet dans un miroir ou (ii) d'un deuxième portrait représentant une deuxième facette - plus noire - du personnage. 

Cette mise en scène rappelle le mythe de l'invention de la peinture par Pline l'ancien, qui est justement une fable sur l'origine du portrait : on raconte qu'à Corinthe, la fille du potier Butadès était amoureuse d'un jeune soldat. Celui-ci vint lui rendre visite la veille de son départ pour le régiment, et l'ombre de son visage de projetant sur le mur à la lumière d'une lanterne, la jeune fille s'empressa de tracer la silhouette de son bien aimé au crayon sur la paroi afin de conserver son image avant qu'il ne parte...

Il existe toute une tradition de l'ombre chinoise et de la silhouette, à l'exemple du portrait du cabaretier du Chat noir, Rodolphe Salis, par Charles Gerschel (vers 1895).


Cette question du portrait et de l'ombre portée posent toute une série de problèmes esthétiques et philosophiques qui intéressent directement la cosmétique et le maquillage. Le plupart des affiches publicitaires pour des produits cosmétiques ou de soin reprennent d'ailleurs - avec plus ou moins de talent - les thèmes mille fois traités par l'art du portrait. 

Ce qui est plus manifeste ici, c'est la tension constitutive de tout portrait entre la reproduction exacte et l'invention. Le portrait né de l'ombre portée est la reproduction exacte et scientifique d'un contour : mais le portrait n'est jamais l'imitation pure et simple d'un visage, il entre toujours une part d'idéalisation, d'embellissement (et d'ailleurs la silhouette, en supprimant toutes les imperfections du visage pour n'en donner que la forme, pour aussi exacte qu'elle soit, est idéale). Or cette dialectique de l'embellissement / reproduction est justement l'un des enjeux essentiels du maquillage, qui fait de chacun le portraitiste de soi-même, et que Dior souligne ici de manière explicite : be iconic.


Le déjeuner sur l'herbe

Je préparais un post depuis longtemps sur le sujet, qui inspire visiblement plusieurs marques. La nouvelle image de la série "Secret Garden / Jardin Secret" de Dior à Versailles est une référence trop explicite au Déjeuner sur l'herbe de Edouard Manet pour différer plus longtemps la mise en ligne.































Il reste cependant beaucoup à dire, chez Chanel et Monet et Titien, sur le charme des après-midi bucoliques et champêtres, des fontaines et des nymphes, et j'aimerais beaucoup interroger le photographe de ces campagnes. Dans la photographie de Secret Garden 2 réalisée pour Dior par Inez Van Lamsweerde et Vinoodh Matadin, le parallélisme est quasi total entre les deux images : plan d'eau en arrière plan, les arbres et les personnages. Une différence de taille simplement : ce n'est plus le déjeuner sur l'herbe, mais le déjeuner dans la forêt, dont l'imaginaire est bien sûr différent de celui de la campagne, de la verdure et de la prairie.

Quelques remarques rapidement. Comme dans le déjeuner sur l'herbe, le personnage central en robe rouge qui nous regarde chez Dior se détache franchement du reste de l'image. Emile Zola disait à propos du déjeuner sur l'herbe que l'intérêt principal du tableau n'était pas le sujet mais le choix révolutionnaire de Manet d'avoir peint "un peu de chair blanche" au milieu de la verdure sombre, créant ainsi un contraste chromatique / dramatique du meilleur effet. Chez Dior le procédé est le même, avec le rouge de la robe posé juste à côté des sacs rose et orange.

Autre certitude : les hommes ont disparu. Ils ont été remplacés par deux personnages féminins habillés en costume sombre dont les yeux sont voilés, ce qui contribue d'ailleurs à rendre la scène énigmatique. Cela veut-il dire que (i) la femme en rouge est invisible, et qu'elle est ainsi comme une muse ou une nymphe des forêts, à l'images des deux nymphes que l'on voit dans le concert champêtre de Titien ci dessous ? ou bien que (ii) ce sont les femmes en noir qui sont des figures divines ou inspirées comme la Pythie de Delphes ou bien Tiresias, le devin aveugle, et qui ont pour mission de guider ou de veiller sur le sort du personnage central ? ou bien que (iii) ni l'un ni l'autre, elles ont juste un voile sur les yeux.

















Il y a quelques temps, j'avais songé à rapprocher la publicité Chanel ci-dessus du Concert champêtre de Titien. On y retrouve le double principe de l'éviction des hommes et de l'habillement des femmes. Les femmes, qui étaient des figures tutélaires ou déesse des eaux chez Titien, et qui par conséquent apparaissent nues dans le tableau, mais invisibles des joueurs de musique, sont à présent habillées près de la fontaine, et sont les seules à l'image. Double processus de sécularisation et de féminisation.

Il y a là quelque chose qui mériterait d'être creusé davantage, d'être mieux articulé et nourri avec d'autres images, mais disons juste qu'il n'est pas illogique de la part de ces marques de chercher à mettre en scène la problématique de la visibilité du personnage, de la quête de l'avant plan et des meilleurs moyens d'être vu.
















PS : on retrouve dans les images ci-dessus l'accent mis sur le calme et l’harmonie des après midi à la campagne, loin du bruit de la ville, dans la lumière du soleil. Référence traditionnelle aux poésies bucoliques et à l'imaginaire pastoral, ce qui, naturellement, renvoie aux images traditionnelles du luxe, calme et volupté comme disait l'autre. Chez Dior la connotation est un peu différente car la campagne est baignée d'un climat fantastique, des forêts mystérieuses, qui apporte une note un peu complexe et doucement inquiétante. Signe des temps ou bien évolution lente ? A suivre.












Wednesday, January 02, 2013

Charles Baudelaire au Comptoir des Cotonniers

La campagne Comptoir des Cotonniers automne / hiver aperçue sur deux pages consécutives du Vogue français (septembre ou octobre 2012 - je ne me souviens plus) met en scène 2 jeunes femmes marchant bras-dessus, bras-dessous dans les rues de Paris, et qui semblent littéralement "passer" devant le lecteur, s'approchant de lui sur la première double page et s'éloignant sur la double page suivante.


De nombreuses photographies de mode mettent en scène des mannequins "prises sur le vif", photographiées dans la cohue d'un défilé, sortant d'une voiture, à travers des fenêtres à demi closes et des portes entrouvertes - c'est une rhétorique visuelle classique du caché - montré, de l'apparition furtive. Mais il est beaucoup plus rare de voir ainsi traité le thème du passage et de la passante - d'autant plus que ce passage est vraiment construit par la succession "vue de face" / "de dos" dans le défilement des pages du magazine.

Chacun a en tête au moins quelques vers du poème de Charles Baudelaire, "à une passante", justement centré sur l'esthétique de l'éphémère et de l'apparition brusque de la beauté dans le tumulte de la ville, constitutive de la modernité des "tableaux parisiens".

A une passante (Les fleurs du mal, 1857)

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,     
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.


Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?


Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Baudelaire célèbre le transitoire, le fugitif  le surgissement de la merveille dans le brouhaha des rues alentour. Par une sorte de raccourci, ce sont désormais les publicités qui se suivent et garnissent les premières pages des magazines de mode qui font office de la "rue assourdissante" à l'intérieur de laquelle surgissent les passantes du Comptoir des cotonniers.

Non seulement la rue parisienne est un grand catwalk à ciel ouvert - ce que d'autres marques ont déjà mis en scène - mais le magazine lui-même, avec ses annonces publicitaires tonitruantes et interchangeables, est désigné comme un milieu ambiant désordonné et agressif à l'intérieur duquel la marque se doit de faire éclore la beauté sous une forme éphémère bien sûr, et même doublement, puisque qu'il s'agit de mode.