Tuesday, March 15, 2016

Le portrait du Titien par Lancel

Campagne de Lancel pour l'automne 2015 : une série de portraits sur fond uni, très sobre, figure vue de profil avec le bras accoudé enserrant un sac à main.

 



















La pose des modèles rappelle le splendide "portrait en bleu" du Titien, dit Portrait de l'Arioste (exposé à la National Gallery de Londres), en particulier dans la position du bras, le regard face spectateur, la posture très digne, très aristocratique, et jusqu'à la balustrade (bureau ou table) sur laquelle les personnages sont accoudés. La structure des images est assez proche, en forme de "L" (première lettre du nom de la marque) du sommet du crane à l'extrémité de la main en passant par le coude.


Chez Titien, le personnage tient dans ses mains un livre, presque soustrait au regard du spectateur. Lancel a remplacé le livre par un sac à main, davantage en évidence, mais la logique est la même : le bras marque à la fois la propriété jalouse sur l'objet, et aussi le mouvement de celui (ou celle) qui s'apprête à se lever et partir avant de s'arrêter juste un instant, comme une dernière faveur, pour regarder ou écouter qui se tient devant lui.

La tête et le regard sont encore tournés vers le spectateur, mais tout le reste du corps est ailleurs. Façon de suggérer le passage des êtres et du temps, le mouvement suspendu, mais aussi le fossé qui sépare deux mondes : monde de la représentation et espace réel, monde du luxe et vie de tous les jours. En plus de la balustrade, le bras fait office de deuxième barrière entre le modèle et nous, comme pour accentuer la séparation - nous n'avons pas les mêmes valeurs. Le regard perçant, dur, chirurgical, renforce le sentiment d'être dévisagé par celui-là même que nous regardons.  Pas d'empathie, pas de séduction : de la dignité et de la distinction avant tout.

P.S. Les manches matelassées et bouffantes du portrait de Titien semblent avoir fait leur réapparition dans un autre portrait de cette série de Lancel, sous une forme plus contemporaine, sur le site internet. La posture de profil a disparu, cette fois-ci le corps est vu de face - c'est vrai que nous sommes sur le site Internet, on est entre amis.





Photomontage de Céline, entre Bacon et Hannah Höch

Une série d'affiches de la campagne automne/hiver 2015/2016 de la marque Céline présente les mannequins sur fond orange, dans plusieurs postures.

En réalité ce ne sont pas des photos de mannequins, mais des photomontages d'images découpées de mannequins. On a pris une photo, on l'a imprimée puis découpée pour ensuite la coller sur l'affiche finale sur fond uni (ici orange, mais il existe en bleu et jaune).
Un personnage s'appuie l'avant bras sur un meuble ou un objet qui a disparu, un autre est assis sur un banc. Les silhouettes sont découpées grossièrement, comme au ciseau, et l'on devine encore certains contours de la photo d'origine (entre les jambes de la femme debout, abords du cou de la femme assise).

L'une des deux poses parait naturelle et décontractée. L'autre est plus artificielle, jambes largement écartées, bras sur la cuisse, tête relevée, sac tenu du bout des doigts dans une position assez inconfortable à première vue.

La campagne évoque d'abord, par certains aspects, les constructions du peintre Francis Bacon, notamment son fameux Trois études de figures au pied d'une Crucifixion (1944, Londres, Tate Gallery) et son Triptyque 1983.













Le fond orange monochrome, les figures brutales, contorsionnées, rendent quelque chose du refus de Céline de donner une image propre, léchée et ostensiblement séductrice ou aguicheuse, que l'on retrouve dans trop de campagnes de mode. Le style Céline, avec des photographies à la lumière crue, pas tant réaliste que franche, directe, un peu brutale et heurtée, tranche avec l'esthétique euphorique et proprette, ronde et pulpeuse qui peuple tant de magazines.

Contrairement à Bacon chez qui l'on trouve une énergie vraiment organique, avec des chairs, des bouches, des contorsions des corps, Céline adopte un style plus anguleux, découpé, heurté, avec des angles droits et des bouts pointus, notamment sur les genoux et les coudes. Dans un univers de la mode dominée par les mouvements et les courbes du corps, Céline préfère les angles droits de l'architecture et des coups de ciseaux. On y retrouve aussi l'inspiration de l'artiste Hannah Höch, adepte du découpage / collage, comme dans l'exemple ci-dessous, Dans le Musée Ethnographique, toujours avec le même fond orange.

 

Hannah Höch (dont j'ignorais l'existence il y a encore deux jours, donc mea culpa des bêtises que je pourrais dire), est une artiste de la république de Weimar, membre du mouvement Dada qui se retire de la vie publique au moment de l'arrivée au pouvoir d'Hitler (1933). Ses œuvres font partie du Slideshow que Vogue consacre à Phoebe Philo sur son site, il s'agit sans doute d'une artiste qu'apprécie la Directrice artistique de Céline. On leur trouve aisément des points communs. Hannah Höch est militante anti-guerre, anti concession, son goût du découpage est à la fois une manière de tailler dans le vif des conventions (idéal de la féminité nazie, hétérosexualité...), et le moyen de créer des liens nouveaux entre des objets, des cultures et des formes (ce qui est aussi une manière de s'opposer à la manie de la classification et de la ségrégation raciale propre au Reich). La campagne Céline reprend un peu de cette force subversive, comme manière de revenir au sujet principal, le vêtement, en évacuant et en dénonçant à la fois tout le barnum contextuel qui se substitue trop souvent à lui.

Hannah Höch a fait l'objet d'une exposition à la Whitechapel Gallery de Londres en 2014 (en savoir plus avec un très beau papier ici et ici)
 

La main de Dieu chez Tod's

Sur cette image (un peu ancienne maintenant) du site Internet de la marque Tod's, une main (d'homme) sort d'une boite orange comme suspendue au plafond et s'accroche à un sac (de femme) de couleur mauve, sur fond bleu clair.


Dans cette mise en scène assez énigmatique, il n'est pas clair si :

1) la main descend de la boite avec un sac qu'elle s'apprête à déposer sur le sol (mais il n'y a pas de sol)
2) la main remonte dans sa boite en emportant avec elle un sac attrapé plus bas.
3) la main tient simplement le sac suspendu, à la manière d'un lustre ou d'un porte manteau.

Ce procédé s'approche en revanche assez clairement de la représentation traditionnelle de Dieu dans l'imagerie chrétienne des premiers siècles, où le tout puissant est symbolisé par une main descendue du ciel. Cette image de la "main de dieu", archi courante notamment dans les mosaïques des églises paléochrétiennes en Italie, permet d'éviter (un peu) l'écueil de l'anthropomorphisme, tout en symbolisant les notions de puissance, de lien entre le ciel et la terre (main de Dieu tendue vers Moïse, bras sortant des nuages pour bénir, ou stopper Abraham sur le point de sacrifier Isaac, etc).



Dans le cas de Tod's, la main représente peut-être le tout puissant créateur faisant descendre du ciel le sac à main comme une sorte de cadeau divin. Il s'agit peut-être aussi d'une extrême valorisation de la main et du "fait main" si absolue qu'elle efface même le reste du corps. Ce qui paraît manifeste en revanche, c'est le processus de désincarnation et l'effacement de la personne (assez nouveau pour une marque de Luxe en général soucieuse de cultiver une proximité avec l'être humain et l'harmonie d'une silhouette qui n'est pas simplement l'agencement de morceaux de corps démembré). 

J'aurais aimé pensé qu'il s'agit d'une mise en retrait du créateur (ou du vendeur) à la fois tout puissant démiurge et invisible derrière l'objet mis en vedette, mais la cliente subit le même traitement, et n'existe plus que par ses bras et jambes dans la devanture d'une des boutiques de la marque.



















S'agissant de Tod's, qui est d'abord une marque de souliers, c'est sans doute une façon de dire que le sac est à la main ce que la chaussure est au pied. A chaque partie du corps son accessoire finalement - ce qui pousse la logique à son comble car les bras et les jambes deviennent, à leur tour, des accessoires et des objets périphériques d'un corps dont la marque ne s'occupe pas. Façon de dire aussi que pour obtenir le sac en question, il faudra faire des pieds et des mains.

Plus d'infos sur la représentation de la main de dieu Ici.