Monday, December 28, 2009

Frey Wille et Narcisse

Le joaillier revisite le thème archi classique de Narcisse. Réflexions sur l'idée de réfléchissement, dans le miroir ou dans l'eau, au-devant ou au-dessus.

La dernière campagne Frey Wille présente une jeune femme allongée penchée au dessus d'une surface réfléchissante, prenant la pose célèbre de Narcisse fasciné par sa propre image dans une source d'eau claire.







Tout le monde connaît l'histoire : un jour qu'il s'abreuve à une source, Narcisse aperçoit son reflet dans l'eau et tombe amoureux de sa propre image. Il reste à se contempler et dépérit de ne jamais pouvoir attraper son reflet (ci dessous Narcisse par Le Caravage, 1595).













Ce mythe de Narcisse englobe plusieurs sous-thèmes, dont trois nous intéressent.

1) Le premier thème est celui de la beauté réfléchie, largement utilisée en publicité. Le mannequin s'observe dans le miroir, jouit de sa propre beauté et la fascination du personnage pour son propre éclat mime l'effet de la publicité sur le spectateur (ou du moins l'effet recherché). Le miroir met en valeur, accentue, dédouble les regards, les trajectoires, enrichit l'image, construit une triangulation dynamique entre le personnage, son reflet et le spectateur qui regarde à la fois le personnage et son reflet. La dernière publicité Chanel en est un exemple parmi des milliers.









2) Le deuxième thème est celui de l'eau comme surface réfléchissante. Comme le souligne Gaston Bachelard dans son livre "L'eau et les songes" ce n'est pas du tout la même chose de se mirer dans l'eau d'une source ou dans un miroir. L'eau recèle une profondeur qui manque au miroir. Le miroir est une surface inerte, il ne fait que renvoyer des apparences, et sert principalement de support à la méditation mélancolique sur la vanité de la beauté, éphémère et précaire (ici Georges de La Tour, Madeleine au miroir).













Au contraire, l'eau est un milieu vivant, profond, qui invite à plonger sinon réellement du moins symboliquement, qui est l'amorce d'une réflexion sur soi-même, sur l'identité et la permanence du soi à travers le temps (l'eau coule), etc...

3) La troisième dimension est celle de la posture du personnage et du spectateur. Les deux surfaces, miroir et eau, induisent des postures très différentes : le miroir est posé face à soi, l'eau oblige à se pencher au dessus. Le spectateur ne peut pas toujours bien voir le reflet du personnage dans l'eau, soit parce qu'il est tronqué ou déformé. Quelque chose est visible, montré et regardé par le personnage dans le tableau qui se dérobe (un peu) au regard du spectateur qui ne jouit pas de la position de domination ou de voyeur qui est la sienne lorsqu'il regarde par dessus l'épaule d'un modèle une image posée face à lui. Il en résulte (peut-être) une curiosité supplémentaire, une implication renforcée, l'envie de se rapprocher, de se pencher à son tour.

La posture du mannequin, dont le reflet disparaît au dessous de l'image, invite clairement le spectateur à se pencher davantage que si le miroir était présenté face à lui, et induit une implication physiologique plus forte. Le choix de Frey Wille de mettre son mannequin dans la posture de Narcisse construit une rupture par rapport au thème traditionnel du miroir, et inscrit le bijou dans un registre mythologique plus profond, en tout cas plus ancien que le miroir. Et dans le même temps, le fait que le mannequin se mire effectivement dans un miroir couché ou une grande glace posée sur le sol renforce l'aspect métallique et froid qui sied aux bijoux de la marque, en émail et or.

Memento mori chez Bell & Ross

La montre Airbone de chez Bell & Ross (série limitée) et la publicité conçue pour la mettre en valeur (à gauche) sont une référence directe aux crânes humains si souvent reproduits dans les tableaux de vanités, et sans doute un hommage indirect au crâne réalisé en 2007 par Damien Hirst et baptisé "for the love of god" (à droite).













Le thème de la vanité ou du memento mori (souviens toi que tu vas mourir) est un grand classique de l'art baroque, que l'on a vu revenir en force ces dernières années dans l'univers du luxe, après une période dominée par la pureté des lignes, et la sobriété de l'esthétique classique, et que l'on sent poindre à nouveau à la faveur de la crise.

L'originalité tient ici à l'association entre le crâne et la montre, appareil individuel de mesure du temps qui passe, équivalent moderne du sablier ou de la chandelle autrefois associés au crâne humain comme support de méditation sur l'aspect fuyant et éphémère de la vie.

La plupart des marques de montre de luxe insistent depuis longtemps sur la fiabilité et la robustesse de leurs produits, conçus pour défier le temps et traverser les générations. Chacun connaît la tagline de Patek Philippe, pour qui "vous ne posséderez jamais une Patek Philippe, vous en serez le gardien pour les générations futures". On a cependant rarement vu une publicité pour montre insister aussi explicitement et ironiquement sur la mort de son propriétaire. Le choix de ce modèle est-il, de la part de l'acquéreur, une marque de modestie et de sagesse ou une suprême bravade ? On penche pour la deuxième option.

Wednesday, November 11, 2009

Madonna, la couleur et la lumière


Louis Vuitton sublime Madonna dans une mise en scène nourrie des apports esthétiques du pop art, de l'art cinétique et des espaces colorés.










Madonna est allongée dans un canapé ou méridienne. Elle porte un ruban dans les cheveux, un sac, une robe. Elle est enveloppée de projections lumineuses qui jouent avec les couleurs de ses vêtements, sa peau, le rideau derrière elle. On a du mal à déterminer si le ruban dans ses cheveux est mauve ou bien éclairé par un spot mauve, si sa robe est rouge ou verte ou bleue ou éclairée en partie par un spot de l'une ou l'autre de ces couleurs.









Le jeu des lumières, des couleurs et des ombres dans l'espace rend difficile l'assignation des couleurs. Louis Vuitton nous a habitué à célébrer les surfaces colorées. Cette fois-ci la couleur n'est pas sur une surface, mais dans l'espace environnant, la couleur est un milieu dans lequel on baigne. De sorte qu'on ne sait pas si la tonalité chromatique que l'on perçoit sur le sujet est une qualité du support ou bien une qualité de l'atmosphère à travers lequel nous le voyons. Les frontières entre ce qui relève de la figure photographiée et du contexte se brouillent, et Madonna elle-même semble méconnaissable sur la plupart des photos.

Ce genre d'effets s'inspire directement du travail des artistes comme Dan Flavin, James Turrell, Olafur elliasson et à travers eux tous ceux qui ont joué avec la couleur lumineuse. Dan Flavin travaille sur les effets d'optiques que les différentes couleurs produisent dans l'espace qui jouxte l'oeuvre, dans l'angle d'une pièce par exemple. La lumière qui émane de l'objet invite à reconsidérer l'espace alentour.














James Turrell travaille à transformer la lumière en matière ou en espace à l'intérieur duquel on peut se promener. En évoquant l'oeuvre de James Turrell, Goerges Didi Huberman a parlé de "l'homme qui marchait dans la couleur". De même on pourrait parler à propos de Madonna de "la femme assise dans la couleur".










Dans le même esprit, Olafur Elliasson aménage des espaces où les visiteurs se promènent et voient les effets de la lumière colorée sur leurs vêtements, sur les autres visiteurs, en fonction de l'angle de vue et de la position dans l'espace.









Tous ces effets rappellent également les impressions chromatiques de l'art cinétique, mises à l'honneur ces jours-ci avec l'exhumation des rushs de l'Enfer de Henri Georges Clouzot avec Romy Schneider. Comme Madonna, l'actrice est éclairée par différents spots de lumière colorée qui tournent autour d'elle, modifient les perceptions de son corps et créent une sorte de vertige pop. Les contours du corps, tantôt vivement éclairés tantôt dans l'ombre, ne semblent plus si affirmés. L'esprit s'interroge sur ce qui relève du sujet et ce qui relève du milieu, provoquant une remise en cause des catégories de la perception.










Outre ce jeu chromatique, on observe dans les photos de la campagne l'accent mis sur les lèvres et surtout les paupières et les cils, vivement colorées en bleu/vert. Ce genre d'effets est un classique de l'esthétique pop art. L'artiste marque son intervention sur une image populaire en y appliquant des couleurs vives qui sont comme des stimuli pour exciter le spectateur. La personne humaine est décorée comme un sapin de Noël, comme une marchandise offerte à la consommation (voir ci dessous les lèvres et les paupières de Lauren Baccall par Andy Wahrol).
























Dans le cas de Madonna, on ne saurait dire exactement s'il s'agit d'un maquillage fluorescent appliqué sur les paupières de la chanteuse, ou bien d'une projection lumineuse à cet endroit précis, ou de la combinaison des deux.













L'ensemble de ces effets esthétiques participe à la construction d'une image particulièrement inventive, certainement parmi les plus intéressante de la saison. La méga star Madonna est noyée dans un halo chromatique qui brouille (en les magnifiant) les formes et les contours, modifie les couleurs et les perceptions jusqu'à une quasi anonymisation. C'est peut-être le comble du luxe de pouvoir prendre une icône comme Madonna et la photographier de telle sorte qu'elle soit presque méconnaissable. Il est vrai qu'il aurait été dangereux pour la marque de se faire voler la vedette.

Bonus : parmi les références plus lointaines, et cela se voit bien dans la façon dont la lumière est violemment projetée sur le visage et laisse une autre moitié dans l'ombre, Louis Vuitton adopte certains des codes des peintres comme Georges de la Tour ou Jacopo Bassano.













Plusieurs siècles après les maîtres de la peinture religieuse, la lumière colorée métallisée où baigne Madonna, accentue les ombres et renforce les contrastes, remplit la même fonction dramatique et sacralisante.
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Campagne Louis Vuitton AH 2009 2010 par Steven Meisel et Marc Jacobs
James Turrell, Prado Red, 1968, Galerie Almine Rech
Dan Flavin, Untitled 1971
Olafur Elliasson, Take your time, Moma New York 2008
Rmy Scheinder dans l'Enfer de Henri Georges Clouzot
Andy Warhol, Lauren Bacall
Andy Warhol, Brigitte Bardot, 1974
Georges de la Tour, Saint Joseph Charpentier, 1640, Musée du Louvre

Wednesday, November 04, 2009

D&G et les Peintres pré-raphaélites

Portrait d'une jeune femme en divinité pré-raphaélite dans la dernière campagne D&G time (cheveux très noirs, teint très blanc, bouche très rouge, drapé de la robe, attitude pensive...)













La jeune femme en robe rouge qui regarde par-dessus son épaule dans la dernière campagne DG Time retrouve la pose et l'attitude qu'affectionnait le groupe des peintres pré-raphaélites.













La confrérie des peintres pré-raphaélites est née vers le milieu du XIXème siècle, en opposition au conformisme formel de l'académisme victorien, avec ses poses affectées, très sophistiquées, le fini sombre et bitumeux. Les pré-raphaélites prennent modèle sur les artistes primitifs italiens, prônent un retour aux couleurs vives, à la simplicité d'un art vivant, des tableaux de plein air. La figure féminine popularisée par Dante Gabriel Rossetti (1828 - 1882) dans ses tableaux, drapée d'une robe longue de couleur vive, regardant le spectateur d'un air mélancolique inspire assez directement la figure de la jeune femme de la campagne D&G.













En même temps, le rapprochement s'arrête là, pour deux raisons essentiellement.

La première raison est que les peintres pré-raphaélites et en particulier Dante Gabriel Rossetti sont fascinés par le retour à la nature et à la culture médiévale, dont ils estiment qu'elle porte intacte une intégrité créative, des valeurs et une spiritualité qui se sont ensuite perdues ou émoussées dans les courants artistiques ultérieurs - pardon de faire court et de passer rapidement sur un courant artistique complexe, dont je ne suis pas spécialiste. Les pré-raphaélites investissent les thèmes bibliques, le mysticisme, la littérature et la poésie contre l'esprit matérialiste mécaniste et rationnel. Or cette atmosphère onirique de contes et légendes est relativement absente des visuels D&G.

La deuxième raison est que les clichés de la campagne prêt à porter AH 2009 - parallèle à celle des montres, toutes deux shootées par Mario Testino - se situent pour le coup dans une atmosphère qui n'a rien à envier à la peinture victorienne que les pré-raphaélites avaient justement en horreur. On dirait ces portraits de vieilles familles aristocratiques doucement décadents ou les scènes de genre que l'artiste Yinka Shonibare a justement parodié dans la série de photos "journal d'un dandy".



















A la rigueur, il n'est pas inintéressant qu'une même campagne abrite cette tension entre deux courants artistiques opposés, comme si quelques déesse romantique échappée des mythologies médiévales s'était glissée au milieu des représentations lourdes et solennelles de la haute bourgeoisie.

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Dante Gabriel Rossetti :

Le rêve éveillé, 1880
Proserpine, 1877
Sous la tonnelle, 1872

D&G AH 2009 2010 par Mario Testino
Yinka Shonibare, Diary of a Victorian Dandy


Monday, November 02, 2009

Chanel et le sublime romantique allemand

















J'ai parlé ici des liens entre l'esthétique Chanel et certaines images de la tradition romantique allemande, en particulier Caspar David Friedrich. Un autre exemple aujourd'hui avec cette figure du personnage isolé méditatif face à l'immensité de la mer. Karl Lagarfeld semble proposer une version rapprochée du tableau de son compatriote.

De façon générale les derniers visuels de la campagne prêt-à-porter AH 2010 pourraient donner lieu à de plus amples développements sur les notions de retour à la nature et de sublime, qui sont des aspects essentiels de ce mouvement et intéressent Chanel au premier chef.

Campagne Chanel PAP AH 2010 : voir ici le making of
Caspar David Friedrich, Moine au bord de la mer, 1809 Alte NationalGalerie, Berlin

Monday, October 26, 2009

Le portrait équestre selon Hermès

Reprenant le thème archi classique du portrait et de la statue équestres, Hermès modifie en profondeur les codes du genre.










Le portrait équestre et la statue équestre sont des grands classiques de la représentation des hommes puissants, des chefs d'état, Condottiere et capitaines d'armées. Depuis la statue équestre de Marc-Aurèle au Capitole à Rome, qui a pour ainsi dire créé le genre, les grands noms de la peinture et de la sculpture ont travaillé sur ce thème au moyen-âge et à la Renaissance (ci-dessus Condottiere de Verrochio, ci-dessous Cosme Ier par Jean de Boulogne et statue équestre de Marc Aurèle).










Dans ce type de représentation, le cheval est pour ainsi dire utilisé comme un "piédestal", dont on célèbre les qualités plastiques et le statut de "plus noble conquête de l'homme". Le plus souvent le cheval n'est qu'un prétexte pour magnifier l'importance et l'allure du cavalier. Le message politique sous-jacent consiste à assimiler le gouvernement des peuples au dressage de la bête (le roi est aussi bon gouvernant qu'il est bon cavalier : ici Charles Quint par Titien)














La représentation à cheval a connu plusieurs évolutions au cours de l'histoire, tantôt hiératique tantôt agitée et fougueuse mettant en relief les muscles et les mouvements de l'animal, puis en faveur d'une mise en scène plus douce (effacement de l'approche militaire ou héroïsée du cheval romantique de Delacroix ou Géricault), un éclaircissement de la palette et un intérêt pour le cheval en soi, autrement que comme faire faire valoir de celui qui le monte (voir ci dessous Picasso). La photographie de la Belle Evasion, avec ses tons chauds et très lumineux, s'inscrit dans cette évolution.














L'image proposée par Hermès est intéressante à plusieurs titres. D'une part car on y retrouve les qualités classiques du portrait d'apparat (hiératisme, port altier, noblesse), mais renouvelée de façon dynamique par la proximité de l'angle de vue, les effets de lumière et de mouvement dans les cheveux, la crinière et les franges du vêtement. Cela apporte un élément relativement absent des autres types de portrait : la grâce, dont Alberti disait justement qu'elle est ce mouvement qui apporte de la vie à la beauté (mouvement dans les feuillages, dans les plis des robes, dans les cheveux notamment chez Botticelli).














La grâce tient aussi au personnage féminin mis en scène, chose relativement rare dans l'histoire du motif puisque le portrait équestre est un portrait de pouvoir. Les figures féminines sont peu nombreuses, à l'exception des amazones bourgeoises de Dreux ou du célèbre portrait de Catherine II de Russie (ci dessus de gauche à droite). Mais là encore l'image d'Hermès innove puisqu'il n'est pas question de riche héritière ou de tête couronnée, mais d'une cow-girl ou d'un indienne apache cheveux aux vent.

Prise en contre plongée, l'image écrase le spectateur imaginaire situé au pied de l'animal, en position d'être véritablement ébloui par la déesse-cavalière, et peut-être sur le point de tomber comme Saint Paul fraîchement converti au pied des sabots du Cheval de Caravage.














L'ensemble achève de donner à l'ensemble une atmosphère de calme olympien, de noblesse, d'assurance paisible mais aussi de liberté qui sont parmi les signes de reconnaissance que la maison Hermès cherche à communiquer, légère et forte à la fois.

Campagne Hermès La Belle Evasion Eté 2009

Lire également sur Hermès : 
http://lartetlesmarques.blogspot.fr/2017/05/hermes-et-le-paysage-mystique-post-venir.html

Friday, October 23, 2009

Prada et Gabrielle d'Estrées


Prada s'inspire de l'école de Fontainebleau pour magnifier l'érotisme saphique de son nouveau parfum.







Dans la dernière publicité pour le parfum Prada, des jeunes femmes se trémoussent en riant et pressent chacune la poire d'un flacon vaporisateur sur la poitrine de sa copine. La scène rappelle clairement le célèbre tableau de l'école de Fontainebleau, Gabrielle d'Estrées et sa soeur la duchesse de Villars (1594) où cette dernière pince le téton de sa voisine et qui se trouve au musée du Louvre.










La mise en scène installe un climat d'érotisme lesbien, dont la représentation reste finalement assez rare, dans la peinture et dans les images publicitaires. Le téton a été remplacé par la poire du flacon de parfum, dont la fonction métaphorique est évidente. La position des deux femmes côte à côte (elles nous regardent dans le tableau du Louvre, mais feignent de nous ignorer dans l'image Prada) désignent le spectateur comme le tiers (voyeur / partenaire / complice) de la relation des deux femmes.

On peut ajouter qu'en général on se parfume soi-même pour attirer l'autre, tandis qu'ici les jeunes femmes se parfument mutuellement pour s'attirer réciproquement - geste qui, réalisé sous le regard du spectateur, densifie encore la relation de triangulation et de chassé croisé des désirs (je te parfume afin d'être attirée par toi et réciproquement sous le regard d'un tiers alléché de nous voir nous attirer).







Dernier élément, qui n'est guère étonnant de la part de la marque Prada : le rattachement à l'esthétique maniériste qui est également celle de l'école de Fontainebleau. Les personnages s'en vont sautillant, virevoltant, affectent des poses compliquées, dont les courbes du corps dessinent des lignes complexes, à l'image des écharpes qui partent en tous sens. On exagère l'inclinaison d'un coude, du poignet, de l'épaule, en rupture franche avec les poses sages et naturelles de l'allure classique.

Spot parfum Prada The New Fragrance L'eau Ambrée
Gabrielle d'Estrées et sa soeur la duchesse de Villars (1594) Musée du Louvre

Merci à Camille Couture qui m'a suggéré ce rapprochement.

Friday, September 18, 2009

Dolce & Gabbana & Pelizza

Variations autour de la figure de la marche collective : entre bande de casseurs et procession politique.

















La figure de l'homme qui marche est un motif récurrent de l'histoire de l'art. Le tableau de Giuseppe Pelizza Quarto Stato en offre une version intéressante, sous la forme d'une marche collective dont les personnages s'avancent, l'air décidé, vers le spectateur. Le thème du tableau est une grève de travailleurs, thème classique amplement traité chez les peintres réalistes européen vers la fin du XIXème siècle.

Nourri de lectures marxistes et de l'héritage de la révolution de 1789, Pelizza se distingue toutefois de ses congénères en ce qu'il évite deux poncifs de la représentation des masses laborieuses : soit la description brutale et crue de la misère, soit la mise en scène de l'agitation violente et excitée. A la place on observe ici la représentation d'une sorte de "force tranquille", la progression irrépressible d'hommes et de femmes certains de la victoire.

Dolce Gabbana reprend ce thème de la marche en avant inéluctable, mais inverse radicalement (et ironiquement) le sens de l'image. Ce ne sont plus des travailleurs qui incarnent la révolution mais des jeunes hommes hyper-chics qui s'avancent l'air tranquille et décidé vers le spectateur, comme s'ils étaient des militants d'une nouvelle aristocratie, sûre de son bon droit.

Cette vision positive et conquérante de l'image n'est d'ailleurs pas la seule possible. Le groupe d'homme en marche revêtus de costumes cintrés rappelle également le thème des voyous et des blousons noirs, surtout dans le contexte urbain et nocturne. De sorte qu'on ne sait pas si la marque propose la vision d'un homme conquérant situé aux avants portes de la mode moderne, ou des loubards chics subtilement subversifs. Sans doute un peu des deux.

Affiche Dolce Gabbana
Giuseppe Pelizza, Quarto Stato (1901), Pinacothèque de Brera, Milan.

Monday, September 14, 2009

Kenzo et Gustav Klimt

Sur l'influence du décoratisvisme sur la photo de mode (un exemple parmi d'autres)

Cette affiche de la dernière campagne Kenzo automne-hiver 2009 montre des personnages (l'oeil en repère d'abord 3, puis 5) ensevelis sous des monceaux d'étoffes, tissus bariolés, écharpes à carreaux, vêtements colorés. Par les effets de superposition, de couleur et de juxtaposition (des personnages eux-mêmes et de leurs vêtements) les visages et les corps disparaissent quasiment de l'image.

Cette posture rappelle en tous points certaines oeuvres du peintre viennois Gustav Klimt (1862 - 1918), notamment le bébé noyé sous une montagne de couvertures, ou bien encore Adele, dont la tête émerge à peine au dessus de la robe. Ces toiles sont caractéristiques d'un mouvement de la peinture viennoise au début du siècle, dans l'antichambre de l'art abstrait : le décor prolifère à tel point qu'il envahit l'espace entier jusqu'à faire disparaître la figure humaine. Les visages et les corps se perdent au milieu des ornementations et des motifs décoratifs. L'oeil met du temps à distinguer la forme d'un drap dans ce qui paraît d'abord un bric-à-brac de couleurs.













Que peut apporter l'héritage de Gustav Klimt à la communication d'une marque comme Kenzo ?
L'art de Klimt est d'abord un art de contestation par rapport aux solutions académiques de son temps. C'est aussi un art de la revalorisation des objets utilitaires ou du quotidien (parmi lesquels peut-être le vêtement peut prendre sa place) par rapport aux sujets nobles des beaux arts. C'est aussi un art d'illustration et de défense du décorativisme, de l'ornementation. La profusion des détails, la richesse des décors et la coloration exubérante en sont les caractéristiques essentielles. De ce point de vue l'image de Kenzo adopte ce registre exclusivement rétinien de valorisation du vêtement vu, en contraste avec les images de mode où l'on s'efforce de capter l'attention sur des gestes, des postures, des mouvements de mannequins qui mettent en valeur la souplesse du vêtement porté.













Si l'héritage de Klimt peut convenir, c'est peut-être qu'il convient à la communication d'une marque pour qui la célébration de la figure humaine ne doit plus occulter le sujet essentiel qui reste le vêtement et le goût de l'habit. A quoi bon fabriquer une image de marque et de beaux vêtements si l'oeil reste prisonnier de la contemplation d'un beau corps de mannequin, d'un visage de people u de la signature d'un photographe célèbre choisi pour les promouvoir ? L'image proposée ici par Kenzo pourrait être lue comme une forme de revanche du vêtement sur ceux qui les portent.

Affiche Kenzo Automne Hiver 2009
Gustav Klimt, Le Bébé (1917 - 1918), Washington National Gallery of Art
Gustav Klimt, Adele Bloch Bauer (1907), Austrian Gallery Vienne

Sunday, September 06, 2009

Dior et Velazquez

Suite de la série Lady Dior avec Marion Cotillard : après Paris en noir, l'actrice voit rouge à New York. Comme la fois précédente, l'affiche sert d'avant goût au mini-film qui sera bientôt diffusé sur Internet.

La pose et le motif classique du regard dans le miroir rappellent le tableau de Velazquez, La vénus au miroir (1651). Le choix des couleurs, disposées quasiment aux mêmes emplacements de l'image avec le rouge (rideau ou robe), le noir (drap ou sac) et la blancheur de la peau incite encore davantage au rapprochement.


















Le tableau de Velazquez s'inscrit dans la lignée des images de Venus allongée, thème classique depuis la renaissance italienne. Le peintre ajoute cependant à la méditation classique sur la beauté égocentrique et la vanité un procédé visuel qui prend le spectateur par surprise, dans la mesure où celui qui pensait pouvoir impunément épier la jeune femme de dos est à son tour surpris par celle qui le regarde par le miroir. Tel est pris qui croyais prendre.

Dans l'affiche d'Annie Leibovitz pour Dior, Marion Cotillard ne regarde pas le spectateur et bien que se sachant regardée, elle refuse de briser l'illusion d'une jeune femme absorbée dans sa méditation. Cette posture est du reste typique des publicités pour Dior, où les femmes jouissent du pouvoir d'attraction que leur confère sur la gent masculine leur état d'abandon apparent. Tandis que Vénus reprend le contrôle sur le spectateur en lui faisant comprendre qu'elle l'a vu, Marion l'exerce en faisant mine de ne pas avoir vue qu'elle était observée.

Dior Affiche Lady Rouge, Automne 2009
Diego Velazquez, Vénus à son Miroir (ou La toilette de Vénus ou La Vénus Rokeby), 1649 - 1651, National Gallery, Londres


Tuesday, August 25, 2009

Chanel et Caspar David Friedrich

La campagne Chanel Automne - Hiver 2009 serait-elle un hommage discret aux plus célèbres oeuvres du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich (1774 - 1840) ? Prise en noir et blanc ou léger sépia dans la propriété de Karl Lagarfeld dans le Vermont, c'est sûrement l'une des images de mode les plus intéressantes de ce début de saison, avec deux des thèmes les plus célèbres du grand peintre du romantisme allemand, le personnage de dos contemplant le paysage, et de l'arbre noueux.









En l'occurrence, il s'agirait plutôt ici une double référence enchâssée puisque le personnage de dos (premier motif) est situé au premier plan et s'avance justement vers une arbre au second plan, dont nous ne percevons les branches qu'indirectement que par ombre portée sur le sol (second motif). 













Le motif du personnage de dos est une astuce dont on se sert pour projeter le spectateur à l'intérieur même de la peinture, comme pour lui signifier que le personnage qu'on ne voit pas, est justement un alter-ego du spectateur dans le paysage représenté. Montrer un personnage de dos est justement le moyen de montrer que l'important n'est pas le personnage lui-même, mais ce qu'il regarde (voir également Poussin et son Et in Arcadia Ego) . C'est une façon intéressante de construire l'identification du spectateur en évitant les effets de face-à-face tellement usé dans l'industrie de la mode . C'est surtout une façon originale de présenter le vêtement et de le magnifier en attisant le désir de voir un objet qui se dérobe.

L'astuce est d'autant plus intéressante que le personnage en que
stion s'avance et marche, si bien que le spectateur déjà "invité" à se transporter symboliquement en lieu et place de la jeune femme (et pour ainsi dire "dans ses vêtements"), s'avance encore vers le fond de l'image et l'arbre. 




















Chez Caspar Friedrich, le thème de l'arbre noueux est une image de la mort et de la désolation, un support de la méditation mélancolique du voyageur romantique porté à voir dans les paysages et la nature une projection de son propre moi souffrant. Sans qu'il y ait dans l'image de Chanel rien de morbide, on retrouve néanmoins la tonalité douce-amère du paradis perdu baigné du calme mélancolique légèrement inquiétant, cette impression de sobriété, de retenue et d'hyper-intellectualité dont la marque est si familière.

Publicité Chanel Automne Hiver 2009 (voir par exemple Vogue Septembre 2009)
Caspar Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuage, 1818 (Kunsthalle, Hambourg)
Nicolas Poussin, Les Bergers d'Arcadie (première version, 1629)
Caspar Friedrich, L'arbre aux corbeaux, 1822 (Musée du Louvre, Paris)
Caspar Friedrich, Matin, 1821 (Hanovre)